Discussion avec Jacques Hanssens

 

  "Bureau du adidas Liaison Office à Osaka."

- Bonjour Jacques Hanssens, commençons par une présentation de vous-même, ainsi que vos différents parcours professionnels :

Après la guerre de39/45, mon père a rejoint la gendarmerie. Dès 1946, il a été muté en Allemagne dans plusieurs différentes villes (Landau, Neustadt… dans le Palatinat),

puis en Algérie et est finalement revenu en France. Bien-sûr sa famille l’a suivi. De là, est né mon désir de continuer à voyager.

 

Après mon service militaire au Sénégal et Côte d’Ivoire, j’ai rejoint la société Bata pour une raison inhabituelle. Le prospectus du bureau de placement de l’université de Lille mentionnait : « société internationale avec possibilité d’exercer à l’étranger » et voilà comment ma carrière professionnelle a commencé dans la chaussure. La sociologie, sujet qui m’intéressait, avait perdu !

 

J’ai intégré le Centre de Formation post bac de Bata à Moussey-Bataville, en Moselle, pour un an de formation à la chaussure. Ensuite, j’ai continué à rouler ma bosse.

Pour Bata, j’ai travaillé dans les usines en France, en Angleterre, au Canada et aux USA. Je suis passé par la plupart des services d’une usine (achats, production, prix de revient, méthodes …) sauf la comptabilité, la finance et les ressources humaines. La formation a été continue car les promotions se faisaient en interne, principe de la maison. Peu d’embauche externe lorsqu’un poste s’ouvrait. Bata avait des centres de formation dans de nombreux pays.

 

J’ai rejoint adidas en 1985 en tant que Liaison Office Manager en charge du développement chaussures au bureau de liaison à Osaka au Japon. Mon job consistait à faire adopter au licencié et distributeur, la société Descente Japan Ltd, les modèles développés par les services création du siège adidas en Allemagne et de la filiale en France, et, à développer des modèles spécifiques pour le marché japonais à la demande de Descente. Pour cela, il me fallait avec mes collègues de Descente, étudier la concurrence surtout locale Mizuno, Asics et visiter les magasins de sport

 

Dans cette fonction, j’allais régulièrement au siège en Allemagne aux réunions bisannuelles de présentation des collections. Les développements pour le marché local, je les faisais à Taiwan/Taipei avec la société Sherwood, le premier sous-traitant asiatique des chaussures adidas et en Corée du Sud/Pusan dans les usines Dae Bong et Samho entre-autres.

Il faut savoir que 90 % des chaussures de sport sont vendues pour la vie de tous les jours et non pas pour faire du sport. Les développements spécifiques pour le marché japonais, concernaient principalement les catégories tennis, baskets, fitness … et quelques modèles foot.

 

Après presque 3 ans au Japon, j’ai rejoint le siège en Allemagne en juillet 1998 pour mettre en place la fonction centralisée de gestion du produit à la demande du pdg de l’époque, René Jaeggi. D’un côté j’étais fier de la promotion, de l’autre, quitter le Japon me/nous (épouse et 2 garçons) faisait mal au cœur. Les Japonais nous avaient bien acceptés et les bons résultats étaient là.

 

J’ai donc dû créer un nouveau département : le Design and Development Footwear International qui englobait les fonctions GESTION DU PRODUIT et CREATION/DEVELOPPEMENT.

Cela a consisté à d’abord définir les 3 fonctions englobées : la définition des besoins, la création, et le développement des modèles. Il a fallu regrouper à Herzogenaurach, les services création qui opéraient séparément en Allemagne et France (et en partie aux USA), mettre en place le service développement du produit et créer la fonction gestion du produit (qui se faisait de façon informelle en Allemagne, en France et aux USA). 

 

Il faut noter que les produits ultra-techniques étaient développés par le service Research  and Development totalement indépendant en collaboration avec les athlètes et un

laboratoire suisse de biomécanique.

 

Ont donc été embauchés ou transférés, en plus des employés en activité dans ces différentes fonctions déjà présents à Herzogenaurach : des Allemands, des Anglais, des Français, des Américains et même un Australien… Si mes souvenirs sont bons, nous avons commencé par 4 catégories : sports avec crampons (foot, rugby …), tennis, sports en salle (basket, hand, volley …) , outdoor et autres. Ensuite, une fois ces catégories en place et après quelques années, elles ont été subdivisées pour devenir plus pointues avec des chefs de produit additionnels.

 

Fin 1989, sont arrivés de Nike, Rob Strasser, Peter Moore et Owen (dont je ne me souviens plus du nom de famille) pour prendre la tête du marketing et du produit : textile, chaussures, ballons et accessoires. Rob Strasser en tant que membre du comité de direction, Peter Moore en tant que conseillé pour la création et Owen comme secrétaire de Rob.

 

J’ai peu rencontré d’athlètes car les chaussures spéciales et celles faites sur mesure étaient de la responsabilité du service « Recherche ». Celui-ci créait pour certains athlètes de renommée mondiale, sous contrat de sponsoring adidas, une paire de formes spécifiques correspondant aux mesures exactes de leurs pieds. Un atelier de fabrication dédié, à Herzogenaurach, se chargeait de fabriquer les chaussures spéciales et certains modèles pointus.

J’ai quitté adidas pour rejoindre Méphisto en 1992 puis Footura et finalement Romika.


- Pouvez-vous détailler vos différentes journées chez adidas ?

Au Japon, le travail de bureau était moindre. Presque chaque jour, je rencontrais les employés de Descente responsables de la partie chaussure pour discuter produit. (les Japonais adorent les réunions et tant qu’il n’y a pas de consensus ou de risques avérés de délai néfastes au business, il n’y a, en général, pas de prise de décision).

Plusieurs fois par mois, ils m’emmenaient voir des clients/détaillants/magasins de sport.

Les chaussures de foot étaient fabriquées dans une petite usine japonaise, spécialisée dans la fabrication de chaussures à crampons, en banlieue de Kyoto. Les pièces détachées bien spécifiques comme les semelles et les crampons étaient achetés à adidas Allemagne. Une fois par mois une visite de cette usine s’imposait.

 

Pour le développement des modèles pour le marché japonais, j’allais faire les développements/échantillons à Taiwan.

En Allemagne, le temps passé au bureau a grandement augmenté car il fallait faire remonter au siège les besoins des filiales, mettre sur papier le plan de développement saisonnier, rédiger les product briefs et préparer les réunions semestrielles de collection auxquelles les responsables chaussures des filiales, des licenciés et des distributeurs étaient invités. Ma fonction était une fonction de management

Il y avait aussi les visites des usines des sous-traitants européens,  Slovénie, Slovaquie et asiatiques, Taiwan, Thaïlande, Vietnam, Chine, Indonésie … pour suivre le développement des nouveaux modèles et les améliorations à apporter, participer aux négociations des prix d’usine, suivre la production des échantillons et s’assurer de la conformité de la production.


  "Contrôle de qualité en usine."

- La période René Jaeggi était-elle particulière?

Après le décès de Horst Dassler, René Jaeggi a été embauché comme PDG. Il venait des batteries Duracell.

Jaeggi avait un faible pour le Japon ayant fait partie l’équipe pré-olympique suisse de judo et ayant étudié à Tokyo pour se perfectionner.

Avec R. Jaeggi, adidas est passé d’un management de style familial a un management plus international.

C’est dans la période Jaeggi que Bernard Tapie est devenu propriétaire de la marque. Tapie : quel personnage ! Comme le dit l’adage, « il aurait pu vendre des lunettes à un aveugle ».

Déjà bien avant la période Tapie/Jaeggi, adidas avait commencé à délocaliser la production de certains modèles (les plus vendus) sous la direction de Horst Dassler.

Fabricant de chaussures, adidas comme la plupart des autres sociétés internationales européennes et américaines de chaussures de sport (et autres produits à forte main d’œuvre comme le textile) qui possédaient des usines, ont commencé à délocaliser la production locale en l’Europe et aux USA vers l’Asie du Sud-Est.

 

Ce transfert de know-how (toujours d’actualité) et de production faisait suite à ce que faisait Nike. Pour concurrencer, au niveau prix consommateur et rapidité de développement les nouveaux produits Nike, qui n’a jamais eu d’usine(s) de production propres alors qu’adidas (et les autres marques internationales Puma, Le Coq Sportif, Reebok, Asics, Mizuno …) en avait : en France, en Allemagne et sous traitait en Europe et en Afrique du Nord, la délocalisation s’imposait.

 

La période Tapie/Jaeggi a, ni plus ni moins, vu une accélération de ce processus car adidas ne faisait plus de bénéfices. Cela faisait partie du plan d’économies imposé par la/les banques, le Crédit Lyonnais entre-autres.

"1998 Osaka Liaison Office : au milieu René Jaeggi et moi à sa gauche. De chaque côté des cadres d’adidas Allemagne."



- Deux noms: Peter Moore, Rob Strasser

Le port des chaussures de sport pour la ville a commencé avec les joggers de Nike et leur waffle soles  (semelles légères en EVA biseautées) puis les Reebok Freesyle hi et low en cuir souple …

Au niveau marketing et vente, adidas se faisait tailler des croupières par Nike, Reebok et autres marques en étant trop sport technique. II fallait réagir.

La première réaction a été le développement du concept Torsion pour contrer Nike, ses waffle soles et son concept Air. Semelles en EVA et Air qui améliorent l’amortissement des chocs quand le pied touche le sol. Torsion qui améliore la flexibilité latérale de la chaussure, l’avant-pied pouvant naturellement tourner autour du talon. Mais cela ne concernait que la chaussure, pas le textile ni les accessoires comme les ballons, les sacs… Pas suffisant pour que la marque croisse à nouveau de façon significative.

R. Jaeggi a embauché Rob Strasser et Peter More, deux anciens de Nike qui avaient quitté l’entreprise et cerveaux derrière la story Jordan. Ils ont eu comme priorité de développer le marketing sur de nouvelles, bases disons plus modernes que ce qui se faisait en Europe. L’idée leur est venue de créer un nouveau concept proche des racines de la marque mais pour le consommateur facile à comprendre et à s’identifier. De là, le concept ADIDAS EQUIPMENT avec un nouveau logo avec les bandes biseautées et la couleur verte du début du concept.

Pendant plusieurs saisons, la priorité a été le développement de la gamme adidas Equipment dans tous les sports les plus communs, par commun j’entends les chaussures qui peuvent se porter en ville : baskets, joggers, tennis… et d’ajouter le concept Torsion aux modèles plus techniques.

Le concept adidas Originals se met aussi en place avec les bestsellers Stan Smith, Superstar, Gazelle, Samba … Leur idée.

En ce qui concerne le reste de la collection car il n’y avait pas qu’Equipment et Originals, il nous laissait faire pour répondre aux besoins des différents marchés.

Rob Strasser était le plus démonstratif des deux. Il donnait les directives et ensuite c’était à l’équipe d’exécuter. Ceci me convenait bien étant plus un doer qu’un créatif. En ce qui concerne adidas Equipment, il a écrit un manuel qui expliquait le concept sous tous ses aspects. Ce manuel a été remis à tous les responsables concernés de l’organisation.

Pour lui l’exécution était primordiale et nous étions jugés sur ce critère. Il nous fallait parfois lire dans ses pensées. (pas toujours facile). En fait, il manageait à l’américaine… il déléguait.

Anecdotes : Rob ne portait jamais de chaussettes dans ses mocassins type Bass/Dexter. Je m’en suis rendu compte lors d’une virée shopping/étude produits à Munich en plein hiver quand il a croisé les jambes au restaurant. Les bonnes manières à la française, il ne connaissait pas ou s’en fichait. Lors d’un repas avec lui et Peter Moore, il a rempli les 3 verres ballon à ras bord et en une fois, vidé la bouteille de vin rouge…

Peter Moore était lui toujours calme. C’était l’artiste… Il commentait, donnait des idées et comme Rob laissait les créateurs faire, mais pas question d’ignorer ses idées.

A noter que pendant leur séjour de quelques années en Allemagne, leur famille respective est restée aux USA.

Ici, je ne parle que de chaussures, mais Rob et Peter avait la responsabilité complète du marketing et du produit que ce soit textile, chaussures, ballons, sacs et autres. adidas Equipment a été déclinés dans toutes les catégories.


- Quelles sont vos fiertés chez la marque aux 3 bandes ?

Avec l’équipe en place, je suis sûr que tous sont fiers comme moi d’avoir contribué à remette adidas sur de bons rails avec : la mise en place d’un service de gestion du produit centralisée, d’avoir aidé à développer adidas Equipment, adidas Originals, adidas Torsion …



Sur quelles chaussures avez-vous travaillé ? Certaines vous ont-elles donné du fil à retordre ?

Le plus difficile techniquement a été Torsion car au début la barre de torsion qui était insérée dans la semelle intermédiaire en polyuréthane sortait. Dans les premiers modèles la barre de torsion était trop rigide, elle déchirait la semelle intermédiaire (midsole) et sortait de celle-ci. Il nous a fallu beaucoup d‘essais pour avoir une qualité du produit acceptable et avant de simplifier le concept.



"À New York lors de la présentation à Footlocker du concept et de la collection adidas Equipment."


- Parlez-nous de la gamme Originals début 1990

Englober les classiques d’adidas sous le concept Originals est une idée de Rob Strasser et Peter Moore.

Avant ce concept, nous parlions de Classiques. Il ne faut pas oublier qu’au départ les modèles, Stan Smith (tennis), Superstar (basket), Samba (indoor)… étaient des modèles fonctionnels. Le top pour le sport car adidas ne développait pas pour le streetwear. Cette tendance est partie des joggers de Nike et fitness de Reebok qui ont été portés pour tout autre usage que le sport pour leur confort et leur légèreté.


- Si vous souhaitez parler d’une période clé ou abordez un thème qui vous tient à cœur

Oui et cela à voir avec Bernard Tapie. Je ne suis pas dans le secret des dieux mais pour moi, il s’est fait rouler (si l’on peut dire) par le Crédit Lyonnais dès qu’il n’a plus eu le support du politique. Son tort est de ne pas s’être plus impliqué dans la gestion d’adidas. Il voulait trop en faire. Il a été obligé de vendre adidas avec une décote et le Crédit Lyonnais a vendu adidas très, très peu de temps après avec une sacrée plus-value.

Mille et trois mercis à Jacques Hanssens pour cet échange!!!